Plonger dans les herbiers du lac LĂ©man, câest entrer dans un univers foisonnant de vie, souvent ignorĂ© depuis la surface. Au-delĂ des poissons qui captent lâattention, se cache une multitude de petites crĂ©atures â escargots aquatiques, Ă©crevisses, larves dâinsectes, microcrustacĂ©s â qui assurent en silence lâĂ©quilibre du lac.
Ces invertĂ©brĂ©s mĂ©connus forment la trame vivante des fonds lacustres : ils nettoient, recyclent, nourrissent⊠et soutiennent toute la chaĂźne alimentaire. Leur prĂ©sence, leur diversitĂ© et leurs interactions façonnent la santĂ© de lâĂ©cosystĂšme.
Discrets, mais essentiels : il est temps de leur accorder un peu plus quâun simple regard. Observons-les de plus prĂšs.
Les escargots aquatiques : jardiniers silencieux des herbiers
AccrochĂ©s aux feuilles de potamots, rampant lentement sur les tiges et les rochers, les escargots aquatiques sont parmi les habitants les plus discrets â mais aussi les plus essentiels â des herbiers sublacustres.
Parmi les plus courants dans le Léman :
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Radix auricularia (radix oreillard),
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Lymnaea stagnalis (limnée stagnante),
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Planorbis planorbis (planorbe aplati),
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ainsi que diverses espĂšces de Physa (physelles).
Ces gastéropodes se nourrissent principalement de :
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biofilm, une fine pellicule de bactéries, algues microscopiques et matiÚres organiques,
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algues filamenteuses,
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et de débris végétaux en décomposition.
Par leur broutage constant, ces petits mollusques jouent un rÎle de régulateurs naturels :
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Ils empĂȘchent les algues de recouvrir les feuilles de macrophytes,
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contribuent à la santé des herbiers en les nettoyant,
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et leurs excréments enrichissent le sédiment, participant activement au recyclage des nutriments.
Mais leur importance ne sâarrĂȘte pas lĂ .
Ces escargots sont aussi une source de nourriture pour de nombreux prédateurs :
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poissons (comme la perche ou certains cyprinidés),
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écrevisses,
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oiseaux plongeurs.
Ils représentent donc un maillon fondamental de la chaßne alimentaire.
Enfin, leur prĂ©sence est un bon indicateur Ă©cologique : une population stable et diversifiĂ©e dâescargots tĂ©moigne dâune bonne qualitĂ© de lâeau et dâun habitat Ă©quilibrĂ©. Ă lâinverse, leur rarĂ©faction peut signaler des dĂ©sĂ©quilibres (pollution, eutrophisation, perturbation des herbiersâŠ).
Vue rapprochĂ©e dâun escargotÂ
Escargot sur des macrophytes
Des proies précieuses pour les poissons
Les escargots ne sont pas les proies les plus courantes du LĂ©man, mais ils reprĂ©sentent tout de mĂȘme une source alimentaire complĂ©mentaire dans les herbiers. Leur coquille, bien que protectrice, ne suffit pas toujours Ă les dĂ©fendre : certaines espĂšces disposent dâoutils naturels pour les consommer.
- Les tanches ou les rotengles, par exemple, possĂšdent des dents pharyngiennes leur permettant de broyer de petits escargots aquatiques.
- Les jeunes brochets, encore trop petits pour capturer de grandes proies, peuvent occasionnellement engloutir un escargot mou, notamment sâil est exposĂ©.
- MĂȘme certaines larves de libellules aquatiques, prĂ©datrices et opportunistes, peuvent sâen nourrir.
On retrouve donc les escargots, Ă divers degrĂ©s, dans lâalimentation de :
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perches juvĂ©niles, friandes dâinvertĂ©brĂ©s lents ou immobilisĂ©s,
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tanches et rotengles, fouillant les herbiers à la recherche de petits invertébrés et mollusques,
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et certains insectes aquatiques carnivores, comme les larves de libellules ou dytiques.
Ils jouent donc un rÎle de transition dans la chaßne alimentaire, en transformant la matiÚre végétale en énergie animale disponible pour les carnivores.
Perche aux abord d’un herbier
Perche curieuse
Les écrevisses : discrÚtes, mais puissantes
Parmi les créatures qui arpentent le fond du Léman, les écrevisses occupent une place à part. Principalement nocturnes, elles passent la journée cachées sous les pierres ou les branchages, et sortent à la nuit tombée pour se nourrir. Omnivores opportunistes, elles consomment aussi bien des végétaux, des petits animaux vivants, que des restes organiques, jouant ainsi un rÎle non négligeable dans le nettoyage naturel du fond du lac.
Le LĂ©man abrite aujourdâhui plusieurs espĂšces dâĂ©crevisses, mais la situation est dĂ©sĂ©quilibrĂ©e :
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LâĂ©crevisse Ă pattes rouges (Astacus astacus), espĂšce indigĂšne, est devenue rare. Elle souffre notamment de la concurrence et des maladies transmises par des espĂšces exotiques.
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LâĂ©crevisse signal (Pacifastacus leniusculus), originaire dâAmĂ©rique du Nord, a Ă©tĂ© introduite en Europe pour des raisons Ă©conomiques (aquaculture, pĂȘche). Plus robuste, plus tolĂ©rante Ă la pollution et aux maladies, elle colonise rapidement les habitats autrefois occupĂ©s par les espĂšces locales.
Bien quâelle contribue, comme les autres Ă©crevisses, au recyclage de la matiĂšre organique, lâĂ©crevisse signal pose de rĂ©els problĂšmes Ă©cologiques : elle est porteuse saine de la peste de lâĂ©crevisse, un champignon aquatique mortel pour les espĂšces indigĂšnes. De plus, sa nature territoriale et agressive bouleverse lâĂ©quilibre des communautĂ©s benthiques (fond du lac), notamment en compĂ©tition avec d’autres invertĂ©brĂ©s, comme les escargots dâeau douce, pour lâespace et les ressources.
La prĂ©sence de lâĂ©crevisse signal dans le LĂ©man illustre bien la complexitĂ© des interactions entre espĂšces locales et exotiques, et les dĂ©fis de conservation des Ă©cosystĂšmes lacustres face aux introductions non maĂźtrisĂ©es.
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Ăcrevisse observĂ©e dans les macrophytes
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Ăcrevisse mangeant un poisson mort
Une base invisible mais essentielle
Les escargots dâeau douce, les micro-invertĂ©brĂ©s et les Ă©crevisses constituent le socle discret mais fondamental de lâĂ©cosystĂšme lĂ©manique. Leur prĂ©sence nourrit directement ou indirectement un grand nombre dâespĂšces plus visibles :
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Les brochets, prĂ©dateurs de haut rang, chassent les poissons qui se nourrissent dâescargots et de larves.
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Les ablettes et autres petits poissons profitent des zones riches en invertébrés pour se nourrir et se reproduire.
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De nombreux oiseaux plongeurs, comme le grĂšbe huppĂ© ou le harle biĂšvre, pĂȘchent dans ces habitats denses, oĂč la vie se concentre.
La densité et la diversité de cette petite faune dépendent directement de plusieurs facteurs :
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La richesse en macrophytes (comme les potamots), qui offrent abri et support alimentaire.
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La qualitĂ© de lâeau, en particulier la teneur en oxygĂšne et lâabsence de polluants.
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La limitation des perturbations humaines, comme le dragage, lâartificialisation des berges ou le trafic motorisĂ©.
Ainsi, protĂ©ger les zones littorales riches en vĂ©gĂ©tation subaquatique, câest prĂ©server bien plus que des plantes ou des escargots : câest soutenir lâĂ©quilibre dâun Ă©cosystĂšme entier, dont dĂ©pendent des espĂšces emblĂ©matiques du lac.
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Brochet adulte
Conclusion
Escargots, Ă©crevisses, insectes aquatiques : ces petites crĂ©atures nettoient, recyclent, nourrissent. Elles forment la base vivante de tout lâĂ©cosystĂšme du LĂ©man. Sans elles, pas de poissons. Pas dâoiseaux. Pas de lac vivant.
Mais ces micro-Ă©cosystĂšmes sont extrĂȘmement fragiles.
Un coup de palme mal placĂ©, un gilet trop lestĂ©, ou un manomĂštre qui traĂźne suffisent Ă dĂ©truire plusieurs mĂštres carrĂ©s dâherbier â et avec eux, des dizaines dâespĂšces invisibles qui y trouvent refuge.
- En tant que plongeurs, nous avons une responsabilité directe.
Plonger dans un herbier, ce nâest pas « juste » une immersion.
Câest entrer dans un habitat, riche, complexe, habitĂ© au millimĂštre prĂšs.
Pour respecter cette vie, il faut :
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une flottabilité précise, travaillée, maßtrisée ;
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un palmage discret, contrÎlé, sans brassage inutile ;
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un équipement bien rangé, sans tuyaux qui traßnent ;
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et un regard bienveillant, curieux, mais respectueux.
Observer, photographier, câest bien.
Mais protĂ©ger par notre comportement, câest encore mieux.
Et cela commence bien avant dâappuyer sur le dĂ©clencheur : dans notre maniĂšre dâentrer dans lâeau, de nous positionner, de considĂ©rer ce monde sous nos palmes.
Car chaque geste compte, et chaque plongeur peut ĂȘtre un alliĂ© du vivant, ou un simple perturbateur de plus.